Quand des intellectuels instrumentalisent le drame de Calais pour promouvoir l’abolition des frontières

Migrants

« Migrants : ce sont bien les États qui tuent aux frontières de l’Europe » : tel est le titre d’une tribune parue le 1er décembre dans les colonnes du Monde. L’atroce noyade, le 24 novembre dernier, de 27 clandestins qui tentaient de passer en Angleterre sur des embarcations de fortune en est le prétexte. Elle est signée par 200 universitaires « spécialistes des questions migratoires », pour la plupart français, mais pas tous : on y retrouve également Judith Butler, spécialisée dans les études de genre, ou encore Alberto Toscano, sociologue britannique.

« Les frontières, dénoncent-ils, mais surtout les politiques visant à empêcher leur passage, ont tué plus de 300 personnes sur ce seul littoral depuis 1999. » On notera l’étrange anthropomorphisation de la frontière, limite physique entre deux pays, pour accentuer et dramatiser une situation qui ne l’est déjà que trop.

Ils poursuivent : « Les frontières tuent ; dans les pays d’origine et de transit, en Méditerranée, dans la Manche, aux frontières terrestres, dans l’espace Schengen, dans les territoires d’outre-mer, des personnes en détresse sont confrontées à la multiplication des dispositifs de contrôle frontaliers financés en grande partie par l’UE, ses États membres et le Royaume-Uni. […] Il n’est pour nous ni concevable ni acceptable que les institutions poursuivent dans leur entêtement à traiter les personnes migrantes comme des criminels, pour ensuite regretter hypocritement les morts que les mesures sécuritaires contribuent à produire. »

Ce pourrait être un débat d’universitaires sur la pertinence du maintien des frontières dans une Europe ouverte et dans un univers globalisé, une disputatio entre historiens du droit, sociologues, publicistes et politologues si l’heure n’était pas si grave.

En effet, que ce soit dans les social-démocraties du Nord, l’Allemagne faussement démocrate-chrétienne d’Angela Merkel ou encore les gouvernements de gauche ou de droite qui se sont succédé en Europe centrale et méridionale - à l’exception notable de la courte expérience de Matteo Salvini en Italie –, la moralisation à outrance d’un sujet aussi sérieux que l’immigration et la volonté maligne de diluer la civilisation européenne en y infusant à fortes doses des éléments de culture et de société exogènes et hostiles ont créé un monstre.

Tout était bon pour le grand marché mondial : comme le dit Régis Debray dans son Éloge des frontières, le sans-frontiérisme « déguise une multinationale en fraternité ».

Une conjonction criminelle qui aboutit, par un appel d’air dont les premiers bénéficiaires sont les passeurs et les premières victimes les migrants déracinés, à des drames. L’illusion savamment entretenue de l’eldorado européen, et singulièrement français, est scandaleuse : alors oui, les États sont criminels, mais pas au sens où l’entendent les auteurs de la tribune.

La solution n’est évidemment pas la suppression des frontières : une crise de civilisation comme celle que connaît l’Europe ne peut se résoudre par une croissance exponentielle du mal qui l’a causée. Régis Debray (encore lui) rappelle que les frontières permettent de « sauvegarder l’exception d’un lieu et à travers lui la singularité d’un peuple ».

On pourrait aussi évoquer la très belle formule d’Éric Germain, doyen honoraire de la faculté de droit de Nancy lors d’une communication à l’Académie Stanislas : « Une frontière, c’est de l’histoire écrite dans la géographie. » Il y cite également le géographe Michel Foucher qui, dans son Retour des frontières, rappelle qu’« une frontière n’est pas un simple tracé, abstrait, mais une institution, inscrite dans le droit, issue de conflits, de traités, de négociations et de décisions. Abolir les frontières, c’est faire disparaître les États. Un monde sans frontières est un monde barbare, ce que l’horreur daechite nous rappelle. »

À ce propos, la tribune du Monde s’indigne du traitement réservé à ces clandestins que l’Europe n’a plus les moyens d’accueillir : « Les migrations ne sont pas le fait de criminels. » Certes, la majorité des migrants ont quitté leur pays pour un avenir meilleur, pensant, par un tragique quiproquo, le trouver en Europe. Mais le procès des attentats du Bataclan qui se déroule en ce moment vient nous rappeler que, parmi eux, se cachent aussi des criminels ennemis de l’Occident.

Marie d'Armagnac
Marie d'Armagnac
Journaliste à BV, spécialiste de l'international, écrivain

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