Quand la parole devient criminelle…

Mounir_Mahjoubi

Sur le plateau de l’émission "Les Terriens du dimanche" (diffusée le 24 février), le secrétaire d'État Mounir Mahjoubi et le gilet jaune Christophe Chalençon se sont empoignés rudement. Au-delà du contenu des échanges se sont opposées deux conceptions du débat public. Mahjoubi a dit, en effet, à Chalençon que s’il avait su que ce dernier se rendrait à l’enregistrement de cette émission, il ne serait pas venu. De fait, une tendance subreptice se développe en faveur de la criminalisation de la parole. Autre illustration de cette tendance : le Président Macron a annoncé – le 19 février, au dîner annuel du CRIF – qu’il réfléchissait à l’hypothèse de rattacher juridiquement l’antisionisme à l’antisémitisme (suite aux actes antisémites ayant mis en émoi une immense majorité de Français).

En dépit des lois Pleven (1972) et Gayssot (1990), l’État français entend corriger encore des erreurs de jugement en usant de la pénalisation de la pensée. Pourtant, une civilisation digne de ce nom doit-elle créer une caste d’« intouchables » ? Car, que l’on parle de racisme, d’antisionisme, d’antisémitisme ou de n’importe quelle forme de haine ou de xénophobie, il s’agit toujours de plaquer un mécanisme juridique sur un ordre dialectique. La lutte (légitime) contre le racisme (« la marche des beurs » de 1983) a, d’un même geste, moralisé à outrance la parole publique. Depuis lors, celui qui veut se faire passer pour un rebelle n’a qu’à s’aventurer vers des sentiers supposés « immoraux » et, ainsi, faire fructifier ses affaires. Car la haine – au même titre que « l’amour » – est aussi bien un show qu’un business. Dans tous les cas, la loi a fini par annihiler la raison.

Toute argumentation ne plie plus face à son autre mais face à l’émotion. En réalité, les monstres ont pu naître en toute tranquillité. Dénué de chrétienté, l’esprit contemporain français a oublié que "l’enfer est pavé de bonnes intentions" (comme le rappelle Balzac). Ruse de la raison oblige, l’ordre libéral-libertaire s’est attaqué aux principes même de l’identité française depuis l’avènement de la rationalité : la pensée et le duel. Le geste décisif de Descartes selon lequel "Je pense, donc je suis" (dans le Discours de la méthode, publié en 1637) avait activé la réflexion comme seule mode d’existence, et ce, eu égard à la confrontation des idées. La dialectique française s’était constituée sur la base de correspondances ou de dialogues. Et, face à l’insulte, il suffisait de parer l’attaque par la souplesse d’esprit, autrement dit l’éloquence. "La colère est une faiblesse", avait affirmé Schopenhauer dans L’Art d’avoir toujours raison.

De façon extrêmement factuelle, le bannissement médiatique du national-bolchevik Alain Soral ainsi que du panafricaniste Kémi Séba n’a fait qu’accroître considérablement leur audience sur la Toile. En outre, ceux qui réclament, à cor et à cri, plus de pénalisation contre les propos qualifiés de violents étaient, eu demeurant, Charlie (Hebdo) en 2015. Seulement, la rigueur intellectuelle requiert de la bonne santé mentale, c’est-à-dire être cohérent avec soi-même. La parole engage, certes, mais celle-ci n’est viable que si elle est écoutée pour finir par être contredite. En somme, toute stratégie de la tension ne fait que multiplier les divisions au sein de la population. Enfin, bâillonner l’adversaire ne fait que manifester les défauts de sa propre réflexion.

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Henri Feng
Docteur en histoire de la philosophie

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