[STRICTEMENT PERSONNEL] L’abbé mort et la curée

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Autres temps, autre temps. Il y avait encore des saisons et nul n’aurait eu l’idée de dénoncer ni de déplorer un quelconque dérèglement ou réchauffement climatique encore à venir. Les étés étaient chauds, les hivers étaient froids, comme ils l’avaient toujours été, comme on pensait qu’ils le seraient toujours. On était à l’hiver 1954 et il gelait à fendre pierre et cœur. Dans la soirée du 31 janvier, une malheureuse, une misérable, réduite à vivre et à coucher dans la rue, mourut de froid à même le trottoir du boulevard de Sébastopol, au centre de Paris.

Dès le lendemain matin, d’abord sur les ondes d’une radio périphérique, puis reprise par l’unique chaîne de télévision, la voix d’un inconnu se faisait entendre : « Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures… serrant contre elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée… »

« L’insurrection de la bonté »

Simple moine franciscain, puis humble prêtre séculier, ancien résistant, qui avait sauvé des enfants juifs, combattu les armes à la main avant de rejoindre, à Londres, le général de Gaulle, puis de siéger quelque temps, après la Libération, sur les bancs de l’Assemblée nationale, noyé dans la masse des élus du MRP, émanation politique de la démocratie chrétienne française, l’abbé Pierre, à l’aube de ce 1er février 1954, ne disposait d’aucun mandat, n’était mandaté par aucun parti ni aucune institution, ne jouissait d’aucune notoriété. Ce n’est même pas en tant que chrétien, représentant son Église, mais simplement, mais seulement au nom de la charité, de la solidarité, de l’humanité, porté au-delà de lui-même par le chagrin, la colère et la pitié qu’il appelait à « l’insurrection de la bonté ».

Le succès de son initiative fut foudroyant, on le sait de reste. Il ne lui permit pas seulement d’accéder à une célébrité nationale puis mondiale, mais de recueillir et de faire ruisseler les fonds qui allaient à ses œuvres, et d’abord aux communautés d’Emmaüs, au bénéfice de ceux qui lui tenaient à cœur, des sans-abri, des sans-logis, des sans-argent, des pauvres, parmi lesquels il vivait d’une vie semblable à la leur, sans ambition personnelle, exempt de toute vanité, de toute cupidité, de toute compromission ; porteur, en somme, des valeurs et des messages de l’Évangile.

Quand on le voyait au Panthéon

Le 26 janvier 2007, les obsèques de l’abbé Pierre, mort presque centenaire, étaient célébrées sous la nef de Notre-Dame de Paris en présence des plus hautes autorités de la République, et notamment du Président en fonction, Jacques Chirac, de l’ancien Président Valéry Giscard d’Estaing, de Nicolas Sarkozy, bientôt Président lui-même, et d’une foule où se côtoyaient les plus hautes personnalités et, comme on a pris l’habitude de les désigner, des milliers d’anonymes. Ces funérailles auraient été nationales si le défunt ne s’y était par avance opposé. Un deuil national n’en fut pas moins décrété et, déjà, certains évoquaient le Panthéon… L’abbé Pierre s’en allait entouré du respect de tous, icône incontestée et apparemment intouchable, et quasiment auréolé de l’exemplarité qui fait les saints, les bienheureux et plus modestes, tous ceux à qui, suivant l’expression bien connue, on donnerait le bon Dieu sans confession, ce qui n’est conforme ni au rituel de l’Église ni à la plus élémentaire prudence.

Patatras ! La roche Tarpéienne est toujours aussi proche du Capitole. L’abbé Pierre lui-même, sans entrer dans les détails, avait avoué que, soumis à la tentation, il lui était arrivé d’y succomber. C’est peu dire, si l’on en croit les révélations qui, portées ces derniers jours à la connaissance du grand public, donnent de l’homme au béret et à la cape, de l’humble ami des malheureux et des déshérités, une image moins sage et surtout moins pieuse. C’est peu dire, si l’on en croit les propos du souverain pontife en personne. Rompant avec la discutable attitude de l’Église catholique qui, traditionnellement, indulgente, complice ou craignant le scandale, couvrait pieusement du manteau de Noé les dévoiements, les abus ou les turpitudes de ses prêtres, le pape François n’a pas craint de qualifier l’abbé Pierre de terrible pécheur.

Dans la balance aux âmes

La cause est-elle entendue ? Quoi que l’on pense des procédés, des intentions et de la crédibilité du dossier instruit entièrement à charge par l’agence que dirige l’ultra-féministe Caroline De Haas, qui n’a pas seulement accueilli et recueilli mais sollicité ou suscité les témoignages accablants de plusieurs femmes, quoi que l’on pense de la célérité avec laquelle certains déboussolent le socle de l’idole naguère encensée, quoi que l’on pense des communautés d’Emmaüs qui estiment urgent de changer de patronyme, il est clair que l’abbé Pierre a obéi à des pulsions et commis des actes qui entachent son image et le font descendre du piédestal où on l’avait hissé sans qu’il l’eût demandé. De là à diagnostiquer un dédoublement de personnalité comparable au célèbre cas du docteur Jekyll, de là à aboyer avec la meute qui, aussi propre à la curée qu’à la prosternation, crache sur une tombe à peine refermée, de là à demander à la suite du fou dangereux qui dirige une association de protection de l’enfance et suggère que soit traduit devant les tribunaux et jugé « pour ses crimes » un accusé qui ne peut plus se défendre, il y a une marge - que dis-je, un fossé - qu’on ne franchira pas.

De quel côté penchera la balance du juge suprême qui pèse les vies et les âmes ? Du côté de Harvey Weinstein, de Dominique Strauss-Kahn ou de François d’Assise et de Mère Teresa ? D’un côté, toute une longue vie marquée du sceau de la bonté, de la charité, de la transcendance ; de l’autre, des errements condamnables. Un saint, l’abbé Pierre ? Peut-être, peut-être pas. Un pécheur ? Sûrement. Un homme, rien qu’un homme, avec ses faiblesses, ses fautes, ses chutes et ses repentirs. Et comme tel justiciable du pardon auquel, comme tout autre et sans doute plus que la plupart d’entre nous, il a si évidemment droit.

Dominique Jamet
Dominique Jamet
Journaliste et écrivain Président de l'UNC (Union nationale Citoyenne)

Vos commentaires

53 commentaires

  1. très belle et bonne rédaction.juger,un art tellement difficile.
    félicitations à Mr Jamet pour ses efforts et sa conviction

  2. Saint Dominique, Jamais Jamet, votre point de vue toujours judicieux n’aura cette fois versé dans une telle pudibonderie pierriste. L’abbé est victime d’une curée, certes, mais l’enfer est aussi pavé pour les saints. S’ils ont oeuvré pour le Bien, cela ne les couvre pas d’une assurance ad vitam aeternam si l’on découvre post mortem qu’il ont été des verts galants portés raidement vers la bagatelle. Ne soyez pas plus papiste que la Croix, votez le mal les yeux dans les yeux, et s’il est l’antithèse de l’Evangile , parlez d’inexpugnable péché. Si je fais le sublime bien ma vie durant, ai-je pour autant le droit de violer les principes et les corps ? Et n’occultez pas la souffrance de celles qui ont été déchirées, agnelles qui avaient cru en lui, le saint homme, oint par le Seigneur et dont il a brisé la vie…

  3. L’Église savait, depuis les années 50, et au delà d’un archevêche. Le fait de l’omerta absolue et coupable serait-il le fruit du statut d’icône mondiale du « pécheur » qui au fil des années aura constitué l’apport faramineux de dons et legs parfois successoraux venant de tous horizons de la part de fidèles touchés par la piété et l’humanisme désintéressé de ce curé si ordinaire. Toujours est-il qu’aucune autorité papale n’a jugé opportun, depuis 2007, d’élever « le pécheur » à une sanctification qui aurait agrandi l’auréole… de la tache indélébile, que le pénitent Jamet qualifie (de simples) « errements condamnables »… Allez, un ave et trois pater, M. Jamet…

  4. Je suis outrée de l’acharnement qu’on met à descendre cet homme, qui ne peut ni s’expliquer ni se défendre. Pour paraphraser une expression bien connue : « qu’ils le disent maintenant ou se taisent à jamais ».

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