[STRICTEMENT PERSONNEL] Les degrés de la démocratie

Nous sommes habitués à voir figurer sur les bouteilles de bière, de vin et de spiritueux la teneur en alcool de leur contenu : de quatre à quarante degrés… et plus, si affinités.
Le pouvoir du peuple
Il n’existe, en revanche, aucun instrument scientifique pour déterminer et afficher, État par État, pays par pays, le degré de fidélité ou de manquement aux grands principes ; bref, de mesurer leur teneur en démocratie. Dommage… ne serait-ce, justement, que pour le principe.
Qu’est-ce que la démocratie ? C’est le pouvoir du peuple tel qu’il s’exprime, notamment aujourd’hui, lors des élections ou des référendums. Le temps n’est plus, hors quelques cantons helvètes, où le peuple tout entier pouvait se réunir sur l’Agora et décider de toutes choses. La base originelle de la démocratie n’en reste pas moins celle de son étymologie, même si, pour d’évidentes raisons pratiques, le peuple souverain a été amené à déléguer une légitimité dont il demeure, en dernière analyse, l’ultime détenteur.
Même arrivés au pouvoir par des voies légales, l’éternelle tentation des dictateurs, qu’ils soient porteurs d’un message idéologique ou qu’ils aient été portés par une ambition personnelle (les deux faisant souvent bon ménage), est de s’y maintenir par la ruse ou par la force et, tout en rendant rituellement hommage au peuple, verbalement traité en reine d’un jour, de le réduire à la servitude, si ce n’est à l’esclavage. Or, l’exercice, le fonctionnement et la pérennité d’une démocratie obéissent à des règles légales et morales incompatibles avec l’établissement, le fonctionnement et les impératifs d’un régime autoritaire, qu’il se réclame de la gauche ou de la droite. La démocratie suppose la pluralité des opinions et des partis, l’organisation et le déroulement de campagnes électorales où s’affrontent des programmes différents, des orientations opposées et leurs porte-voix, le secret et donc la liberté du vote… Bref, un ensemble de libertés dont nous, heureux Français, bénéficions ou sommes censés bénéficier, sous la double invocation de la République et de la démocratie. Tout ce dont les systèmes totalitaires et les régimes autoritaires privent leurs populations.
Voyez la République populaire de Chine, si peu populaire et si peu républicaine, née d’une guerre civile qui se disait libératrice et d’une révolution qui se disait émancipatrice. Ce n’est pas le peuple chinois qui a reconduit, en 2023, M. Xi Jinping, au pouvoir depuis 2013 mais, dans le cadre d’un congrès du Parti communiste, parti unique, une Assemblée nationale « populaire » composée de 2.980 députés émanant de diverses organisations rattachées au Parti communiste. Cette Assemblée a mis entre les mains du président sortant, réélu sans concurrent, la direction du Parti, de l’armée et de l’État, trois fois la même entité sous des appellations différentes, en vertu d’une loi votée par l’Assemblée sortante qui l’autorise à se représenter indéfiniment. Cette loi avait d’autant moins été contestée qu’elle n’avait pas été soumise à l’approbation du peuple chinois. Il est à souligner que l’élection des 2.980 députés de l’Assemblée nationale populaire n'avait été entachée d’aucune irrégularité et, en particulier, d’aucun bourrage des urnes. Avec quoi d’autre aurait-on pu les bourrer qu’avec des bulletins du seul candidat en lice ? Inutile de gâcher du papier. Le système a tout prévu, à commencer par l’absence d’alternative.
Les choses ne sont pas si aisées, en Russie. Si la Commission de contrôle des élections a cru devoir invalider, en invoquant des lacunes dans leurs dossiers, d’insolents compétiteurs qui osaient sérieusement envisager de se présenter face à Vladimir Poutine en 2024, si des serviteurs zélés ont cru devoir, sans ordre ou sur ordre, débarrasser définitivement le président sortant d’Alexeï Navalny (faut-il parler de pavé de l’URSS ?), des candidats plus ou moins fantoches ont été autorisés à affronter le tsar régnant, ce qui a limité le score du sortant à un modeste 87 % des suffrages exprimés. Ce qu’il ne faut pas faire pour sauver les apparences. Il est vrai, vu l’état des choses et des Russes, que même sans coups de pouce et sans trucages, Poutine aurait été réélu, certes avec une majorité moindre, mais faute d’adversaires crédibles, et n’a aucune envie, à soixante-dix ans passés, de prendre une retraite prématurée.
En sera-t-il de même pour Recep Tayyip Erdoğan ? Depuis vingt-deux ans à la tête des Turcs, l’ancien maire d’Istanbul qu’il fut n’a pas hésité à obtenir d’une Faculté aux ordres l’annulation des diplômes universitaires de son lointain successeur à la mairie et futur adversaire à la prochaine élection présidentielle, ce qui disqualifierait la candidature d’İmamoğlu. Pour faire bonne mesure, Erdoğan a également obtenu d’une Justice à plat ventre l’incarcération de son rival, pour corruption. Cela suffira-t-il à sauver de la défaite l’ancien opposant devenu despote, l’ancien détenu devenu maton, l’ancienne idole devenue repoussoir ? Au moins le reis montre-t-il, une fois de plus, qu’il est prêt à tout pour continuer à démanteler l’œuvre d’Atatürk et faire revenir la Turquie arrachée à l’obscurantisme et à l’islamisme par celui-ci aux turpitudes anciennes de l’Empire ottoman.
La démocratie recule
Un peu partout dans le monde, la démocratie recule sous les coups de boutoir, ici de la dictature, là - et c’est plus étonnant - de ceux mêmes dont la mission, dont le rôle, dont le métier est de défendre le droit et de rendre la justice. Au Venezuela, Nicolás Maduro, débile autocrate submergé par la marée montante de l’impopularité, ne trouve d’autre réponse à la victoire de l’opposition que la falsification de résultats connus du monde entier et reconnus par toute l’Amérique latine et, une fois de plus, la répression sanglante de foules pacifiques.
Quant au gouvernement roumain, faute d’avoir prévu le succès d’un candidat qui n’était pas le sien, il sollicite et obtient du Conseil constitutionnel local l’annulation d’un scrutin parfaitement régulier au seul et étonnant prétexte que, pour avoir voté massivement en faveur de Călin Georgescu, ses partisans ne pouvaient être que des crétins influençables. Le peuple vote mal, le peuple doit être dissous.
Née ou plutôt ressuscitée il y a cent cinquante ans après quatre siècles d’occupation turque, la Roumanie a pour excuse, dans le cours d’une Histoire violente et trouble, d’en être encore au stade de l’apprentissage d’une vie politique stable. Il n’y a, en revanche, aucune raison de manifester la moindre indulgence à l’étrange décision de justice qui vient de bouleverser notre paysage politique.
Soyons clairs. On peut penser que la 11e chambre constitutionnelle a fait preuve d’une rigueur excessive en appliquant dans toute leur rigueur les dispositions elles-mêmes excessives d’une loi irréaliste, bâclée et votée dans l’improvisation et l’émotion consécutive au scandale Cahuzac. Mais on ne peut nier la longue transgression, par le FN puis le RN, de ce texte ni prétendre que la justice soit sortie du cadre de la loi dans la première partie de son arrêt, qui avait trait au volet financier de l’affaire. Il n’en est pas de même de l’autre volet du procès et de l’intrusion que constituait la décision d’inéligibilité, qui n’a en l’espèce qu’une dimension et une explication politiques. Il y a huit ans, déjà, des magistrats avaient décidé d’intervenir dans le cours d’une élection présidentielle, privant le candidat de la droite d’une possible victoire pour une histoire de costume endossé à tort et d’une insignifiante affaire d’assistance parlementaire (déjà). C’était (déjà), avec la même visée et les mêmes arrière-pensées, s’immiscer et même s’ingérer dans un moment capital de notre vie politique. Confrontée à un choix analogue en un moment comparable de la vie politique des États-Unis, la Justice américaine, alors que Donald Trump était embringué dans un processus autrement grave et autrement nourri que Marine Le Pen, avait décidé, en ne penchant ni pour les démocrates ni pour le républicain, de laisser cent cinquante millions d’électeurs rendre leur arbitrage. C’était la sagesse même.
Mme Bénédicte de Perthuis et ses deux assesseurs de la 11e chambre ont adopté une autre option en toute connaissance de cause. « J’étais pleinement consciente des conséquences », a reconnu la présidente du tribunal, vendant ainsi la mèche. Double peine. Elle savait parfaitement qu’en condamnant Marine Le Pen, elle privait onze à quinze millions de Français, au minimum, de leur liberté de voter pour leur candidate. Lourde responsabilité et trouble manifeste à l’ordre public, comme on peut déjà et comme on va le constater dans les prochains mois. C’est délibérément que la magistrate, n’écoutant que ses préférences citoyennes, a voulu l’ignorer : au-dessus d’un tribunal correctionnel, au-dessus d’une cour d’Assises, plus haut que le Conseil d’État, plus haut que le Conseil constitutionnel, il existe en France, informelle et puissante, une Cour suprême : le peuple tout entier.
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20 commentaires
Coluche disait, si les élections servaient à quelque chose, il y a longtemps que ce serait interdit!
Si en théorie, la démocratie est un régime politique qui repose sur la séparation des trois pouvoirs ( exécutif, législatif, judiciaire ) que reste t’il du « principe démocratique », lorsque le pouvoir judiciaire rend la démocratie impossible ?
Cas récurrent et devenu habituel en France…..
» La dictature est une voie unique, la démocratie est à double sens …. »
Très juste remarque!