[STRICTEMENT PERSONNEL] « On est là… »

Dominique Jamet

Les paysans… mais qui parle encore de paysans ? Car tout se passe comme si ce beau mot, ce mot charnel, lourd de glèbe, de moissons et de morts, était devenu imprononçable, voire obscène, alors qu’il est seulement obsolète, tombé en désuétude comme l’espèce qu’il désignait est en voie d’extinction. On parle plutôt de cultivateurs, que l’on désigne couramment et qui se définissent eux-mêmes par leur spécialité : céréaliers, viticulteurs, éleveurs, maraîchers, apiculteurs, etc. Mais de paysans, plus question. À se demander parfois s’ils ont même existé. On pourrait en douter, nos enfants peut-être en douteront lorsque ce grand et vieux peuple des travailleurs de la terre, ces gens aux mains calleuses, à la peau tannée par le soleil et les vents, auront achevé de disparaître de la surface des sols épuisés par les engrais, remplacés par des robots semeurs et récolteurs, et que le bétail, s’il existe encore, sera logé et exploité, loin des prairies, dans des fermes-usines où des machines se chargeront, c’est selon, de le traire ou de le découper en rondelles.

Et pourtant, nous, nous les Français, sommes tous ou presque les fils, les descendants de ces laboureurs, de ces fermiers, de ces métayers, de ces journaliers qui, il y a trois siècles, autant dire avant-hier, constituaient 90 % de la population française, et encore près de la moitié au milieu du XXe siècle ! Ceux même dont les aïeux ont quitté les champs pour les villes et leur périphérie sont encore nombreux à conserver des liens familiaux, matériels ou affectifs avec les lieux de leurs origines.

Les « paysans », c'est 5 % de l’ensemble des actifs

Mais si le cœur de la France ancienne, celle des hameaux, des villages et des bourgs, bat encore, fût-ce de plus en plus faiblement, au rythme d’une vie plus proche des saisons et de la nature que celle des métropoles et de leurs métastases, la population proprement agricole ne représente plus qu’à peine 5 % de l’ensemble des actifs. Son poids, relatif et absolu, sa masse, son influence, son insertion dans la société n’ont cessé de décliner et la plupart de ceux qui la composent ont vu parallèlement baisser leur influence et leur niveau de vie. Confrontés à la double nécessité d’agrandir la surface de leurs exploitations et de les moderniser sans cesse pour simplement survivre, ils n’ont pas disposé des moyens nécessaires pour faire face à une situation nouvelle. Démographiquement, électoralement et donc politiquement marginalisés, ils ont eu le sentiment croissant d’être simultanément déclassés et ignorés, méprisés, voire abandonnés par une classe politique éloignée de leur réalité et familière, en fait de champs, des Champs-Élysées, en fait de prés, de Saint-Germain, en fait de jardins, de ceux du Luxembourg, plus que de la terre qui, elle, comme on sait, au rebours des gouvernants, ne ment pas.

On sait de reste qu’il existe d’importantes divergences de vues et de considérables différences de revenus entre « agriculteurs », que les problèmes et les revendications d’un gros céréalier de la Beauce, d’un vigneron des Corbières ou d’un arboriculteur du Lot-et-Garonne ne sont pas identiques et qu’il existe des différences sociales et politiques entre FNSEA, Coordination rurale et Confédération paysanne. Mais le point commun à toute la « paysannerie » française (osons encore cet anachronisme) est d’avoir été abandonnée à un fédéralisme sans frontières, un libéralisme sans limites et un capitalisme sans entrave, soumise aux ukases des centrales d’achat et au chantage des grandes entreprises de l’agro-alimentaire, exposée sans protection à la concurrence plus ou moins déloyale de certains pays de l’Union européenne (Espagne, Allemagne, Pologne, etc.) auxquels la conjoncture a ajouté celle de l’Ukraine et, par des traités négociés en catimini, celle du Brésil, de l’Argentine, du Pérou et de la Nouvelle-Zélande. À quoi est encore venue se superposer l’exaspération suscitée par la conjonction entre les innombrables règlements pondus et gérés par une bureaucratie intrusive et incompréhensive et les incessantes ingérences d’une écologie citadine et punitive.

Jacques Bonhomme pas mort ?

Comme lors des précédentes secousses sismiques enregistrées ces dernières années dans notre pays, le « pouvoir », qui semble décidément vivre et sévir dans quelque galaxie éloignée de la Terre et de ses réalités, n’a découvert qu’après coup l’ampleur de la colère et la force de l’union qui s’est faite entre toutes les branches professionnelles concernées et le soutien massif de l’opinion. Comme d’habitude, il est passé en quelques jours des fins de non-recevoir et des dérobades aux concessions puis, à la veille du Salon de l’agriculture, de l’arrogance à la capitulation. Ainsi vont les choses dans ce pays.

Baroud d’honneur ? Combat d’arrière-garde ? Ou nouvelle jacquerie venue du fond des âges et des profondeurs du pays, en dehors de toute arrière-pensée et de toute finalité politique ? Comme les « gilets jaunes » il y a six ans, sur leurs ronds-points, les avatars contemporains de Jacques Bonhomme et leurs tracteurs sont venus barrer les autoroutes sur l’air du « On est là ». Encore là ? Un peu là !

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Dominique Jamet
Journaliste et écrivain Président de l'UNC (Union nationale Citoyenne)

Vos commentaires

49 commentaires

  1. Merci Monsieur pour cet hommage à mes grands parents, arrière grands parents et ancêtres « paysans » depuis …. 1650

    • Il manque UNE chose dans cet hommage. Parcourez les villages de France et voyez les listes interminables des noms qui s’alignent sur ces monuments surmontés d’un coq, d’un poilu montant à l’assaut, d’une mère éplorée devant un fils tombé. C’est la paysannerie française qui a sauvé la France en 14-18, qui a « fait son devoir ». On ne passe pas. Ce sont eux.

  2. si vous croyez que les paysans vont abdiquer devant Jupiter , c’est que vous ne connaissez pas la mentalité des paysans de la France profonde , ils continueront jusqu’au bout , s’ils sortent de leurs fermes pour manifester , c’est qu’ils sont au bout du rouleau et cela va faire très mal s’ils n’obtiennent rien , ou si on se fiche d’eux !!

    • Pour l’heure, il semble que Jupiter soit enfermé à l’étage du Salon, « pour sa sécurité ».
      Ph. de Villiers l’a fort bien expliqué hier soir chez Eliott Deval : Macron est pieds et poings liés, ligoté par l’UE. Pour lui, il est bien plus simple de discuter avec Zelensky qu’avec ses compatriotes agriculteurs, puisque là, il agit avec l’accord complice d’Ursula, l’impératrice, comme la surnomme Ph. de V.

  3. Sans paysannerie, plus de France, mieux vaut voir un cheval de labour qu’une autoroute, et tout Français dige de ce nom est un peu originaire du Loir-et-Cher, comme dans la chanson du regretté Michel Delpech aux origines rurales lui aussi !

  4. Belle réflexion. Les ultras libéraux ont réussi à installer un système mafieux. Ils ont su aussi amollir les peuples. Et nous que faisons nous? Nous sommes gavés de bien matériels, nous avons perdu Dieu Allah en fait notre dimension spirituelle. Je suis confiant que c’est une période et que le monde avancera en final vers une humanité aimante.

  5. D’abord le nombre , toujours le nombre , les paysans ne représentent que 5% de la population française , électoralement sans intérêt . Alors que la population immigrée augmente joyeusement , par la natalité exhubérante et arrive en masse tout les jours en franchissant allègrement nos ex-frontières ou les douaniers sont devenus des hôtesses d’accueil , et avec eux un système politico-religieux millénaire et conquérant .
    Ensuite cette petite population indigène n’est pas économiquement homogène , la plus grande misère côtoie la plus grande richesse , propriétaires , locataires , héritiers , acheteurs à crédit , la terre est différente aussi par sa taille , sa situation , sa culture , vignes , prairies , céréales …
    Et enfin ou est le pouvoir politique protecteur , il n’est plus en France , mais dans le moloch Europe , et les politiciens français ne sont plus que des ombres , et doivent faire semblant d’exister encore , tout en se prosternant à Bruxelles.
    En fait , immigration et agriculture montrent que le roi est nu , mais chez nous c’est un comédien d’expérience et un bavard impénitent , un grand communiquant comme ont dit de nos jours .

    • 100% d’accord. Alors, « Que faire » ? Produire. Protéger. Exporter. Pour l’Agriculture comme pour l’Industrie. Basculer « la politique de la ville » vers une « Politique de la rurarilité ». Donc : Macron dehors ; et pour Bruxelles « A prendre ou à laisser »

  6. Absolument pas d’accord ! « Baroud d’honneur ? Combat d’arrière-garde ? Ou nouvelle jacquerie « : dire cela c’est passer à côté de ce que représente ce mouvement soutenu pas l’immense majorité des français. Des gens qui veulent travailler, vivre de leur travail avec les mêmes règles du jeu que les autres, c’est un symbole. Ce symbole hérisse les gauchistes, apôtres du droit à la paresse, et le mépriser c’est faire leur jeu.

    • 100% d’accord. Cette crise, c’est la crise de la France toute entière. Travailler, vivre et faire vivre sa famille de son travail, et voir le pays avancer la tête haute et les pieds sur terre …… et les racailles en taule.

  7. Vous, les politiques ou les journalistes qui jouez les huissiers en faisant ce constat de l’agonie des paysans ,qu’avez-vous fait pendant 40 ans ??! Sinon prêcher l’europe…plus d’europe plus de mondialisme…en un mot « la course à l’échalotte »

  8. Hier vendredi 23 février 2024, date qui restera et marquera l’histoire de Paris.
    Le long de ses artères haussmanniens rectilignes comme des sillons tracés dans la terre de France, avançaient sur 2 ou 3 rangs des tracteurs de toutes les couleurs, venant de tous les horizon de la France, avançant lentement, ordonnés, en klaxonnant, et impressionnants par leur tailles, posant pour la postérité avec la Tour Eiffel au lointain…
    Ils étaient accueillis par des cars de police, mais aussi et surtout par les parisiens partagés entre étonnement, intérêt, et joie.
    On a vu des personnes âgées, des parisiens vaquant à leurs occupations, partager l’asphalte avec des journalistes et photographes de médias.
    Les premiers d’abord surpris, applaudissaient, venaient parler à ces paysans qui envahissaient leur décors, vision incongrue et touchante, ce restaurateur qui vint offrir une bouteille de vin à l’un de ces paysans perché sur sa machine, le tout bon enfant…
    Les seconds avides d’images et de sons incongrus, ne partageant pas l’empathie des parisiens, slalomant sur leur énormes scooters…
    Puis on apprit que tous les syndicalistes de la paysannerie avaient décidé de snober le « mec » qui voulait faire « son show » au Salon de l’agriculture, le même qui avait décidé d’inviter les « soulèvements de la terre », ces écolos urbains déconnectés des réalités et leurs potes agressifs les zadistes, pour ensuite les interdire…
    Quelle différence de communication, bordélique du Palais de l’Élysée déconnecté, si non indifférent, et ces paysans déterminés en lignes droites dans les artères haussmanniens !

  9. Eh ben oui, il fut un temps lorsque nous étions en classe primaire ou nous apprenions que  » Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France !  » de notre France, pas celle de ces politiciens et autres grands commis de cette république du fric.

  10. Que nos paysans renversent le macronisme comme Solidarnosc avait renversé le communisme en Pologne dans les années 80.
    Vive les paysans français !!

  11. Oui nos politicards s’acharnent à les tuer . Mais nous portons aussi notre part de responsabilité quand nous faisons nos courses . Sommes nous prêts à sacrifier nos gadgets dernière génération (smartphones et autres ) pour mieux manger . Rien n’est moins sur et c’est fort dommage .

  12. Décidément vous les Parisiens êtes complètement déconnecté du monde rural. Si vous en êtes issus , vous l avez enfoui au plus profond de votre inconscient. Les paysans existent toujours dans langage rural, vous savez celle des gueux. Parce que dans Paysan il y a Pays. Et pour nous les gueux c’est un mot qui fait encore sens.
    Les paysans n’ont rien à voir avec les gilets jaunes car il ne s agit pas du coût de l essence ou du diesel mais de leur survie. Ils ne se sont pas fait infiltrer par les syndicats gauchos à la solde du gouvernement, ils gardent les pieds sur terre, pragmatiques, droit dans leur botte car il s agit de leur survie. Et oui il faut se méfier des Jacqueries car elles ne sont jamais anodines. Le feu couve et Macron ferait mieux d y prendre garde car d autres rois avant lui en ont payé le prix.

  13. A Paris «  ils » essayent un nouveau sketch, une nouvelle faribole …l’ingérence des sbires poutinolatres dans des manipulations visant à déstabiliser les dictatures d’Europe de l’Ouest , la France en premier lieu
    Les agriculteurs dans la rue vont bientôt êtres taxés d’avoir été manipulés par la Russie …si si , on vous le jure
    Je pense que nous allons vivre de grands moments avec macron et son gang aux abois

    • Tant que Macron n’aura pas digéré la fameuse table, et ça risque d’être très long, tout ce qui le contrariera sera imputé à Poutine.

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