Ted Kotcheff, le père de Rambo, nous a quittés

Ted Kotcheff était un cinéaste de l’espèce discrète. C’est donc sur la pointe des pieds qu’il s’en est allé, à 94 ans. Né au Canada, d’une famille d’immigrés bulgares, il se prénommait Velichko Todor Kostadin Tsochev, avant que ses parents ne transforment leur patronyme en Kotcheff. On remarquera qu’à l’époque et outre-Atlantique, les nouveaux venus poussaient le désir d’assimilation jusqu’à changer leur état civil. Ici et depuis, nous en sommes loin.
Bref, Ted Kotcheff, s’il a beaucoup tourné, que ce soit pour le petit ou le grand écran, n’a longtemps rien laissé d’immortel dans sa carrière, si ce n’est L’Apprentissage de Duddy Kravitz (1974), film consacré aux efforts d’un fils de chauffeur de taxi juif pour séduire une jeune fille goy. Si le sujet n’est pas palpitant, il lui vaut néanmoins, la même année, un Ours d’or au festival de Berlin.
Comment Rimbaud a inspiré Rambo…
Sa revanche, c’est en 1982 qu’il la prend, en adaptant le roman d’un certain David Morrell : Rambo. L’auteur, professeur de lettres, écrit ce livre en 1972, s’inspirant de l’expérience de certains de ses élèves ayant servi au Vietnam et peinant à se réinsérer dans la société. Et comme il est grand amateur du poète Rimbaud, le nom de son héros est tout trouvé. Aujourd’hui, tout le monde connaît le personnage incarné par Sylvester Stallone, vétéran déclassé et devenu étranger en son propre pays, celui qu’il a pourtant servi. Mais, de la littérature au cinéma, le chemin peut se révéler plus que long ; la preuve par ce film.
Ayant acquis les droits du livre, Ted Kotcheff cherche l’interprète idoine. Dustin Hoffman, tout d’abord, qui refuse, jugeant le scénario trop violent, avant qu’Al Pacino ne fasse de même, estimant que le même scénario n’est pas assez sauvage… Le script tourne alors dans tout Hollywood. Et, à chaque fois, se trouve décliné par les vedettes du moment : Steve McQueen, Clint Eastwood, Nick Nolte, Jeff Bridges, Kris Kristofferson, Michael Douglas, Robert De Niro et même Terence Hill - Trinita en personne ! Pour tout arranger, l’équipée américaine au Vietnam bat encore son plein ; c’est dire si l’affaire est encore brûlante.
La naissance d’une icône populaire…
La situation se débloque avec le succès international de Rocky, tourné en 1976 par John G. Avildsen, et qui, l’année suivante, remporte trois Oscars™, sur dix nominations. Le personnage créé, scénarisé et incarné par le jeune Sylvester Stallone devient une véritable icône populaire. Et il est bien tentant d’ajouter un second personnage, tout aussi emblématique, à son palmarès. Et c’est ainsi que Rocky devient Rambo, lançant au passage la vague du cinéma d’action qui fera florès durant la décennie à venir.
Fort de son pouvoir du moment, Stallone réécrit le film, le rendant plus noir, plus désespéré ; même si le suicide de son personnage, un temps évoqué, est finalement écarté. Logique : pourquoi ne pas envisager une suite, si jamais le film fonctionne au box-office ? En attendant, le tournage est épique. Pour des raisons économiques, il se déroule en Colombie-Britannique, au Canada, en pleine froidure. Les trucages numériques ne sont encore que vue de l’esprit et Sylvester Stallone donne de sa personne, laissant trois côtes en chutant d’un arbre à peu près aussi haut qu’un immeuble de cinq étages. Peu importe : cette prise sera la bonne.
Kirk Douglas, un temps pressenti pour incarner le colonel Trautman, mentor et père de substitution du héros, laisse la place à un Richard Crenna plus que poignant et moins cabotin. Une autre vedette, Lee Marvin, est écartée, alors qu’elle s’apprête à interpréter le rôle du shérif sadique ayant fait de Rambo sa tête de turc, au profit de Brian Dennehy, autrement plus subtil. Bref, ce sera un film sans vedette, même avec Stallone qui, à l’époque, n’en est pas encore vraiment une. Et ça marche. Peut-être grâce à Ted Kotcheff, pour qui chacun doit s’effacer devant l’histoire, la seule véritable star du film. Bien vu. Ainsi, avec plus de 125 millions de dollars engrangés dans le monde, Rambo devient « le » film de 1982. Les critiques sont plus mitigées, tant le résultat n’est pas aisé à aborder d’un point de vue politique. Brûlot antimilitariste ? Ode à l’Amérique triomphante ? Ni l’un ni l’autre. La preuve en est que la presse de gauche se pince le nez tandis que celle de droite tortille du fion.
La célébration du « soldat » plutôt que celle du « militaire »…
En effet, ce film inclassable n’est ni l’un ni l’autre ; ou alors les deux à la fois. Critique implacable de militaires plus prompts à envoyer la piétaille au feu sans se soucier des conséquences à venir, Rambo est également celle de politiciens se lançant dans des guerres sans fin et aux motifs des plus flous. Car enfin, la croisade anticommuniste des USA au Vietnam aurait sûrement été plus plausible si Washington n’avait pas préalablement armé le Vietminh contre les troupes françaises, du temps de la guerre d’Indochine*. Pour résumer, on dira que Rambo place les soldats bien au-dessus des militaires.
La suite de la saga ne sera évidemment pas à la hauteur, Ted Kotcheff étant remplacé par le tâcheron George Cosmatos pour Rambo II, ode parfaitement crétine au reaganisme triomphant d’alors, où le héros créé par David Morell devient sa propre caricature, dézinguant des cocos par wagons entiers sans jamais recharger sa pétoire. D’autres séquelles suivront, toujours plus nigaudes, d’autres ersatz aussi, dont ceux du brave et sympathique Chuck Norris, l’homme aussi expressif qu’un cul de poule frappé d’hémorroïdes. Le genre fera certes les grandes heures des vidéo-clubs ; mais pas celles du septième art.
Heureusement que le défunt ne voyait plus ça que de loin. Ted Kotcheff n’avait peut-être réalisé qu’un seul film majeur. Peu importe, c’était le bon.

Ted Kotcheff
* Sur cet épisode douloureux, Ted Kotcheff ne s’avance pas, sachant que Francis Ford Coppola avait tenté de le faire avant lui, dans son Apocalypse Now (1979), avec la fameuse scène de la plantation, à l’occasion de laquelle des colons français faisaient le même reproche aux GIs américains. Ladite scène fut alors censurée, avant d’être réintégrée, des années plus tard, dans la version finale de ce chef-d’œuvre.

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4 commentaires
Kotcheff, Canadien comme moi, avant Rambo, a eu son premier grand succès de cinéphiles avec Wake in Fright, grand thriller culte de 1970 avec Donald Pleasance. C’est un chef d’oeuvre tourné à Broken Hill en Australie, interdit par le gouvernement australien jusqu’en 2004, car il montrait une vérité sur la brutalité homo-érotique de la culture locale qui dénigrait l’image nationale. C’est en fait un film canadien déguisé, Kotcheff reconaissant tout de suite en arrivant à Broken Hill le parallèle entre cette ville minière sans femmes, avec jeux, bagarres et bitures, et les villes minières qu’il a connues dans le nord de l’Ontario.
Comme souvent ( « toujours » ce serait, peut-être, un peu trop ! ) un bien beau papier de Nicolas Gauthier ! Appréciation sans relation avec le fou rire déclenché par votre analyse de l’expressivité de Mr Norris dont, au passage, je vous remercie !
Idem. Merci pour ce moment de détente !
Qu’il repose en paix