[Tribune] Crise de l’énergie : deux heures moins le quart avant le désastre

FedotovAnatoly/Adobe Stock
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S’intéresser au marché de l’énergie européen, c’est entrer dans une maison de fous qui a méthodiquement programmé la pénurie.

Ce qui préside à nos destinées, c’est le complot, mais un complot déconcertant : le complot de la médiocrité, la conjuration de l’incompétence, la conspiration de la nullité. On en a tous fait l’expérience dans nos vies professionnelles, quelles qu’elles soient. Souvent, les plus médiocres sont aux commandes. Quand ce n’est pas le cas, les meilleurs doivent se soumettre à l’étiage le plus bas. Les exceptions sont comme des anomalies. Combien de temps peut durer un système aussi structurellement défaillant ? Pas éternellement. L’Histoire est un cimetière d’aristocraties, enseignait le grand sociologue Vilfredo Pareto. La nôtre n’a pas encore été mise sous terre, mais ça ne saurait tarder. Aristocratie est du reste un bien grand mot. C’est plutôt un syndic de faillite, une collection de clones interchangeables, une « zéroligarchie » affectée d’un même défaut de fabrication et des mêmes vices cachés : prétention, arrogance, insuffisance.

Jusqu’ici, la nullité de cette caste était à toute épreuve, comme le chiendent, les infections nosocomiales, les OQTF ou les déficits abyssaux. Elle a résisté à la crise de 2008, au covidisme, aux crises migratoires à répétition, à la guerre en Ukraine. Survivra-t-elle à la crise de l’énergie ? Il est permis d’en douter. Nul besoin d’être un prophète pour annoncer que l’Union européenne se fissurera sous peu. La crise de l’énergie est son chef-d’œuvre technocratique. Un travail d’orfèvre du désastre qui a été méthodiquement programmé, minutieusement planifié, idéologiquement organisé.

L’État défaillant

Inutile d’accabler Poutine. Certes, l’Europe a délibérément choisi de se priver de 40 % de ses approvisionnements en gaz. Une folie. Mais c’est prêter au mage du Kremlin des pouvoirs qu’il n’a pas. La Russie aura surtout été un révélateur et un accélérateur. La crise de l’énergie a des racines plus profondes, plus malignes, plus structurelles. Vingt-cinq ans d’égarements, un quart de siècle d’aberrations, deux décennies et demie de balivernes et de chimères.

Sortons nos calculettes. Quand la facture d’un boulanger s’envole de 800 euros par mois à 10.000 euros, c’est une augmentation sèche de 1.150 % (jusqu’à 2.000 % pour certains). Comment expliquer cette hausse stratosphérique ? Tout indique qu’elle est artificielle, irrationnelle et factice. Pourquoi ? C’est qu’il est dans sa nature d’être d’abord spéculative. Tel est l’aboutissement, inscrit dans les archives des erreurs économiques, de la libéralisation du marché de l’énergie amorcée dans les années 1990. Ce devait être la panacée, suivant la croyance magico-religieuse dans les vertus immanentes de la concurrence libre et non faussée. Le marché de l’énergie européen devait être interconnecté, il est totalement déconnecté des coûts réels. Il devait être intégré, il est en train de nous désintégrer. Il devait tirer les prix vers le bas, il les tire vers le haut. Tout à l’avenant. Pas une décision qui ne se soit avérée pertinente. Partout l’imprévoyance, l’impréparation, le court-termisme. La politique funeste de la cigale, celle de la fourmi ayant été jugée par trop rétrograde.

En France, on se flatte de ne pas avoir de pétrole, on découvre qu’on n’a pas non plus de gaz. Pour autant, on n’a toujours pas d’idées. Quand on en a, c’est qu’on les a achetées à l’étranger, à des cabinets de conseil américains. Résultat : on construit des usines à gaz sans gaz et des voitures électriques sans électricité. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’État stratège. Il a disparu quelque part entre le traité de Maastricht et le traité de Lisbonne, aspiré par ce trou noir administratif qu’est l’Union européenne. L’État stratège, c’est aujourd’hui McKinsey plus Greta Thunberg. Du vent facturé au prix d’un cabinet new-yorkais et de l’éolien acheté au prix des cryptomonnaies – avant leur déroute. Rien d’étonnant à cela. C’est la génération climat qui fixe notre politique énergétique ; et son moteur auxiliaire est la génération startupper. La première veut sauver la planète, la seconde la privatiser. Mais la planète s’en fout. Elle est résiliente. Elle a survécu à quantité de crises, elle en traversera d’autres. Pas comme nous.

Au choix : ubuesque ou kafkaïen

L’écologie est une chose trop grave pour la confier aux écologistes. Dans leur esprit, la physique nucléaire, c’est de la pataphysique pour les clowns. Remercions la crise. Sans elle, la France était partie pour « tchernobyliser » son parc de réacteurs. Dénucléarisés, les Verts en auraient fait des ZAD et des centres d’art contemporain. Ubu roi repeint en vert.

Mais si l’enfer écologique est pavé de bonnes intentions, l’enfer néolibéral l’est tout autant. La crise actuelle est à ce point de jonction. La Commission a même inventé la bureaucratie libérale, parfait oxymore (comme une prison ouverte ou la bêtise éclairée), en additionnant les tares du néolibéralisme et les vices du dirigisme. En Union soviétique, les apparatchiks organisaient la pénurie à partir d’une conception dévoyée de l’égalité. Dans l’UE, Bruxelles organise la pénurie au nom d’une conception dévoyée de la concurrence. Cela s’appelait le Gosplan, en URSS ; cela s’appelle, chez nous, le paquet climat. C’est la même chose. Les causes divergent, mais les effets convergent.

Ce qu’a dit Emmanuel Todd des élites françaises s’applique au niveau de l’UE. Ce sont des aristocraties stato-financières hors-sol « en mode aztèque », c’est-à-dire qu’elles sacrifient leur propre population sur l’autel de leurs croyances. Elles vivent au crochet de l’État – qu’elles dépècent. Elles ne jurent que par le marché – dont elles ignorent les règles.

Au demeurant, il ne s’agit pas d’être pour ou contre le marché. Le marché est une réalité. Il fonctionne quand il s’agit d’acheter une baguette, c’est du moins ce que proclamait le professeur Adam Smith, qui disait que ce n’est pas de la bienveillance du boulanger que nous attendons notre repas, mais plutôt du soin qu’il apporte à la recherche de son propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à son humanité, mais à son égoïsme, résumait-il. À voir. Demandez à votre boulanger ce qu’il en pense. La libéralisation des biens de première nécessité reste toujours aussi problématique, hier des grains, aujourd’hui de l’énergie. À la veille de la Révolution, elle a abouti à la guerre des farines. Aujourd’hui à la crise de l’énergie.

Le mirage ravageur de la libéralisation

La libéralisation est le cache-sexe de la financiarisation. Libéraliser, en bon sabir bruxellois, c’est ouvrir à la spéculation des domaines jusque-là sanctuarisés, ce qu’était naguère la souveraineté énergétique. Aucun acteur privé n’est susceptible de se lancer dans la construction de réacteurs, qui requièrent des investissements courant sur des décennies (plus de cinquante ans, pour l’hydraulique). Nous sommes ici au cœur du régalien, pas du reaganien, comme se plaisent à croire les eurocrates.

Privatisé, le marché du gaz est devenu totalement opaque, volatil et incontrôlable, sans d’ailleurs aucun contrôle de la part de l’UE. Savez-vous que la Bourse du gaz, aux Pays-Bas, n’est même pas soumise aux règles les plus élémentaires de transparence, alors qu’il s’y échange 100 fois plus de gaz que les Européens n’en consomment réellement. Il y a dix ans, c’était dix fois plus – ce qui était encore dix fois de trop.

Bienvenue chez les fous ! À Bruxelles, cela s’explique. Mais à Paris ? Quel intérêt la France a-t-elle à démanteler EDF ? Ce qu’elle projetait de parachever il y a un an avec le délirant plan Hercule (chef-d’œuvre du naming, comme disent les Anglo-Saxons. Quand on fait un vilain coup, on le baptise d’un nom ronflant, le projet Hercule consistant à transformer notre Gulliver national en unités lilliputiennes).

On aurait pu en rester là, mais non. Errare humanum est, perseverare diabolicum. Le vieux dicton romain s’applique à la lettre à nos dirigeants. Car en juillet de cette année, ce sera au tour des particuliers de voir leur facture énergie déréglementée. Dérèglement : rien ne résume autant notre situation. Il est climatique, énergétique, idéologique. C’est lui, et pas Poutine, qui explique les variations du prix de l’énergie en forme de montagnes russes – et c’est bien la seule chose qui, ici, soit russe.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 05/01/2023 à 7:12.
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François Bousquet
Rédacteur en chef d’Éléments et directeur de la Nouvelle Librairie

Vos commentaires

44 commentaires

  1. Alors que nos ministères chargés de l’énergie et de l’industrie sont truffés de polytechniciens (X Mines, X Ponts) qui ont parfaitement conscience de l’absurdité des décisions prises depuis 20 ans, comment les politiciens qu’ils conseillent ont-ils pu être à ce point aveuglés par l’idéologie ?

  2. Bravo ! Une société vit, survit ou périt par ses élites. La société occidentale totalement gouvernée par les « Grands Marchands » est destinée à mourir, pourrie par le Profit. Comme la société communiste est morte de son refus absolu du Profit. Il est urgent de tenter de revenir aux équilibres. Mais est ce possible ? Il faut une Spiritualité… Or la spiritualité est morte au profit du matérialisme. En tout cas en Occident.

  3. Excellent, réfléchis, réaliste et parfaitement compréhensif par monsieur tout le monde. Merci à François Bousquet et à Boulevard Voltaire de l’avoir écrit puis publié. Puisse-t-il ouvrir les yeux de l’immense majorité et de leur donner envie de ne rien laisser faire.

  4. Et le couronnement des combines de Bruxelles et de la bourse, c’est la guerre, pour le moment en Ukraine,mais la grande « la vraie », c’est pour bientôt, déjà des milliers de soldats ukrainiens en formation en France, ne dit-ont pas que des pilotes de Rafal sont à l’instruction !

    • C’est plus qu’urgent ! Mais il ne faut pas compter sur l’opposition à l’Assemblée Nationale pour le demander. Soit la France ruinée, proche de l’état de la Grèce va s’en remettre à la gouvernance du FMI, soit elle aura le courage de se prononcer pour le Frexit. Mais les Français auront-ils ce courage ?

  5. C’est cette EU dirigée par des technocrates corrompus jusqu’à l’os, qui mènent par le bout du nez, voire à la baguette, les élus des pays qui composent ce club monstrueux, qui est responsable de cette dramatique situation.
    L’EU est un monstre froid qui ne se considère pas être au service des européens, mais à celui de l’enrichissement de ses technocrates.

  6. Cependant cet article est d’une clarté limpide. Si seulement le gouvernement était capable de nous écouter, nous tous savons mieux que lui ce qui est bon pour nous

  7. Pas d’accord du tout. En France nous avons des idées mais pas les mêmes que celles du gouvernement qui n’en a que de mauvaises alors que bien des Français moyens en ont de bonnes

  8. Tout comme une part importante du grand âge français, le pays se sait menacé, humilié, exploité et même “siphonné“ par un système tutélaire impitoyable et prédateur.
    Pour être à la fois gouvernemental et oligarchique, ledit système n’en est pas moins insuffisant mentalement, c’est peu de le dire.
    Insuffisance ou déficience ? Allez savoir.
    Un phénomène aussi spectaculaire relève moins de la psychiatrie ou de la psychologie sociale, que de l’opinion publique et de l’indignation populaire.

  9. Depuis des années j’observe cette succession de mauvaises décisions, immigration, dépendance énergétique, folie écologiste, vente des fleurons français, destruction organisée de notre culture, etc… et ne prenant pas nos pseudo-dirigeants pour des imbéciles je me demande bien où se loge exactement le vers qui les poussent à nous détruire !

  10. Comment se fait-il que nos dirigeants permettent à des sociétés commerciales qui ne produisent rien mais achètent à bas prix de l’electricité pour la revendre à un prix exorbitant ? Chercher qui sont les actionnaires de ces entreprises commerciales et quels sont les intermédiaires (politiques) qui sont rémunérés pour maintenir un tel système.

  11. c’est toujours le même débat : on dénonce, on explique, on s’indigne….Mais on propose quoi ? La France est une république « monarchique », le seule élection qui compte, c’est la présidentielle…Il y avait une opportunité en avril 2022: vous avez fait quoi? ET demain, vous ferez quoi?

    • Arrêtez avec les procès d’intention c’est insupportable vous savez vous comment ont voté les lecteurs de BV ? bravo adressez vous au abstentionnistes ou a ceux qui lisent le monde ou l’huma

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