Trois valises orange

La gare de Saragosse est lugubre à sept heures et ma passagère a la gorge nouée quand nous montons dans le train.

Malgré le secret, l'ambassadeur nous fait envoyer sa voiture à Madrid-Atocha, sans doute amusé par l'audace de cette employée courageuse qui part à la conquête de l'Amérique avec ses trois valises orange. Cet ambassadeur, Delaye, qu'on appelle atypique, est un caractère à l'ancienne, à la Romain Gary, qui circule à moto et qui finira sa carrière sur un blâme pour des raisons comptables. Pourtant dans ce métier de jésuites, c'est l'un des rares personnages fréquentables. Il connaît depuis longtemps le talent de ma protégée. Lors de mes propres adieux, quelques mois plus tard, il me demandera de ses nouvelles.
— Et vous, qu'allez-vous faire ?
— De la littérature.

Nous sommes dans les jardins de l'ambassade ; il fait une chaleur affreuse ; il s'attarde avec moi au lieu de serrer des mains, et il me demande inquiet si je ne garderai pas un trop mauvais souvenir de mon passage en Espagne. Il a raison, on n'est jamais sûr des écrivains. Ils ont vite fait de ruiner une réputation. Pour la sienne, c'est déjà fait. Il me plaît, au contraire, de le défendre.
— Envoyez-moi votre livre, vous viendrez faire une conférence.

Je feins d'y croire et je rentre en France pour raconter l'évolution de mon village sur un ton accessible à tout le monde, afin de renouer avec le lectorat le plus volage tout en évitant d'effrayer la presse.
Peine perdue. Seuls Camus et Finkielkraut en parlent avec faveur. Le matin où le candidat socialiste obligatoire à la présidentielle, celui qu'on nous désignait comme le seul adoubé par le système, se fait pincer la culotte à la main, je partage un café au bar du Lutetia avec mon éditeur Éric Laurent. Derrière lui, François Hollande qui vient d'apprendre l'infortune de son rival. Les cieux sont entrouverts au-dessus de son front dégarni, il parle à un collaborateur chauve qui est le futur ministre des Finances, la voie royale est devant lui. Je revois aussi sa petite tête veule aux yeux de cocker à l'âge où il mordait son crayon en salle de lecture au 31, rue Saint-Guillaume, l'annexe de Sciences Po. Je me souviens d'avoir eu l'intuition, quand nous avions vingt ans, que la caste du lycée Pasteur causerait le malheur de la France. C'est fait.

En cinq ans, le pays légal est devenu tellement susceptible qu'il ne peut même plus supporter la mention du pays réel. Mon livre, cette année-là, est sous-titré À l'écoute de la France qu'on n'entend pas. Du coup, les journaux font la sourde oreille. C'est à peine si je recueille dix lignes dans un magazine. N'importe, je me console une fois de plus en songeant que la littérature m'attend, la vraie, celle qui suscite non des émois de circonstance, mais une émotion hautaine, puissante, venue des grands fonds de l'Histoire. Je reprends donc et j'achève ce manuscrit que Roberts voulait m'arracher à tout prix avant d'y renoncer avec tant de désinvolture perverse et capricieuse, et j'adresse le tout à Richard Millet, qui dirige le comité de lecture chez Gallimard.

Il me dit sa satisfaction. Hélas, c'est pratiquement le jour même où ce malheureux fait l'objet d'une motion de défiance de ses propres collègues et auteurs, dans un style xxe Congrès absolument effroyable. Il m'écrit quelques jours plus tard avec lassitude : "Je ne suis plus en position de vous éditer." Quand il embarque ses dossiers dans le couloir, les portes se ferment, les regards se détournent. Son crime : avoir décrit le suicide d'une civilisation avec les mots d'un maronite libanais, c'est-à-dire conscient de ce que nous risquions. Il a eu l'imprudence d'applaudir le massacre norvégien d'Utøya avec une verdeur célinienne dont le second degré guignolesque n'est apparu à personne.
Non seulement plus personne ne l'écoute, mais il est chassé de partout.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 10/09/2024 à 9:58.

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