[Une prof en France] Lire est-il si nécessaire ?

Plus que la lecture, il me semble que notre école gagnerait à promouvoir la mémoire.
lecture

Je sens que cette chronique va me permettre de me faire des amis…

Vous savez que je n'aime guère hurler avec les loups, quand bien même leur mélopée serait-elle séduisante au premier abord. Une petite voix dans ma tête, que je n'écoute pas toujours mais qui est assez insistante, soulève souvent des objections. Cela s'appelle le doute et la mise à l'épreuve d'une affirmation par l'esprit critique, mais ce n'est plus vraiment à la mode. Aujourd'hui, il faut être franchement « pour » ou farouchement « contre » et les nostalgiques de la nuance et de la disputatio sentent qu'il y va de leur subsistance de faire profil bas et de garder le silence. Je vais quand même tenter quelques remarques, et je laisserai les mécontents déverser leur indignation irritée dans les commentaires ; cela nourrira la discussion.

Depuis quelques jours, les médias relaient une statistique qui suscite d'innombrables commentaires : les adolescents consacreraient chaque semaine 1 heure 30 à la lecture, contre 5 heures quotidiennes aux écrans. Et ce serait un drame absolu. Signe précurseur de la disparition de l'intelligence, cette désaffection pour la lecture entraînerait inexorablement notre civilisation vers sa chute et serait à la fois le signe et l'acteur principal de son déclin. Enfin, nous avons face à nous une génération de crétins parce qu'ils ne lisent pas. Tous les scientifiques s'accorderaient à établir la nécessité de la lecture pour un développement optimal des facultés du cerveau humain. Très bien. Cela semble convaincant et ne peut que séduire le professeur de lettres que je suis.

Pourtant, en entendant ce concert de louanges chanté en l'honneur de cette noble, quoique passive, activité, j'entends ma petite voix susurrer des questions et murmurer des noms. Celui de Charlemagne, qui maîtrisait mal la lecture et très peu l'écriture. Un imbécile ? Celui des druides gaulois, qui répugnaient à écrire et transmettaient l'intégralité de leur savoir à l'oral, au cours d'une longue formation. Celui de Socrate, qui valorisait lui aussi exclusivement l'oralité au détriment de l'écrit, et s'en explique partiellement, sous le stylet de son disciple Platon, dans le Phèdre, à travers le mythe de Theuth, dieu égyptien qui inventa l'écriture. Le roi Thamous, qu'il tentait de convaincre de l'utilité de son invention, lui opposa l'idée qu'elle détruirait les capacités de la mémoire, faculté essentielle de l'esprit humain. Et c'est un argument recevable. Plus que la lecture, il me semble que notre école gagnerait à promouvoir la mémoire. Les écoliers romains écrivaient sur de petites tablettes de cire, qu'il fallait sans cesse effacer, ils n'avaient pas de manuels et lisaient très peu. Ils étaient pourtant au cœur d'une brillante civilisation et l'on ne peut imaginer que leurs cerveaux n'aient pas été performants… L'école pythagoricienne pratiquait un enseignement exclusivement oral, et Aristote n'écrivit qu'une petite partie de sa pensée, transmettant l'essentiel à l'oral à ses disciples. Comme Jésus. Et comme, finalement, l'essentiel de l'humanité avant l'invention de l'imprimerie, qui généralisera à l'époque moderne l'objet-livre jusqu'à la sacralisation de l'objet-texte. Les hommes de l'Antiquité ne lisaient pas les pièces de Sophocle, ils allaient les écouter au théâtre. Les hommes du XVIIe siècle ne lisaient pas les pièces de Racine, ils allaient avant tout les voir jouer. Mais ils retenaient ce qu'ils voyaient et entendaient.

Mettre la lecture au centre de toute l'architecture de l'intelligence, c'est rejeter l'histoire de l'Europe antérieure au XVIe siècle dans une sorte d'enfance balbutiante et inférieure, c'est mépriser les cultures orales de nombreuses civilisations, c'est analyser le réel avec une petite lunette, à courte vue, en prenant comme seul paradigme éducatif valable celui par lequel nous avons nous-mêmes été éduqués.

Alors, oui, nos enfants lisent moins que ne lisaient les écoliers des années 1950 ou 1870, mais ils lisent plus que ceux de 1150 ou 470. Au lieu de renforcer le chœur des pleureuses, adaptons nos pédagogies pour qu'ils développent autrement leur intelligence, et surtout, surtout, nourrissons leur mémoire.

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Virginie Fontcalel
Professeur de Lettres

Vos commentaires

40 commentaires

  1. Je pense qu’aimer lire ne s’apprend pas : on aime ou pas. Jeune, dans une fratrie de 4 j’étais la seule à avoir une soif inextinguible de lecture. En manque, j’allais jusqu’à lire les livres en allemand de mon grand-père (alsacien ) que je lui ramenais de la bibliothèque municipale.
    J’ai essayé de transmettre ce virus à mes enfants, rien n’y a fait, ils ne dévoraient que les livres qui les passionnaient et autant dire que peu d’auteurs ont trouvé grâce à leurs yeux.
    Quel dommage d’ignorer la force d’un texte qui vous transporte, vous émeut ou vous fait vivre de folles aventures : seuls les mots ont ce pouvoir car contrairement à l’image, ils ne s’effacent pas.
    Encore faut-il les maîtriser…

  2. Une petite remarque: peut-être la transmission orale était-elle plus efficace au sein d’une communauté réduite. Quelques élèves ou disciples autour d’un maître. L’apparition du livre fut utile face à une démographie mondiale en progression constante. Grâce à lui, beaucoup de générations d’élèves ont pu éduquer leur mémoire en apprenant par coeur des poèmes, des tirades, des fables, ou même la table de multiplication ( eh oui! ) dont ils se souviennent bien des années plus tard. Le livre est un indispensable vecteur de culture générale. Dommage que la « fabrique de crétins » actuelle le néglige…

  3. Une spécialité du corps enseignant depuis une trentaine d’années est d’adapter la pédagogie à quoi ? à priori à l’ignorance – évidemment une certaine catégorie d’élèves ne va pas dans les grands lycées pour recevoir une instruction orale mais passons – je crois pour ne pas dire être convaincu pour le vivre parfois que cela arrange parfaitement le corps enseignant qui tout compte fait n’a aucune obligation de résultats on rehausse de 6 points les moyennes par exemple pour simplement être dans les clous par exemple ! Résultats quand tous ces cerveaux bardés de diplômes débarquent dans la vraie vie c’est la cata ! Glorifions donc le moyen-âge !

  4. La tradition orale condamne le récipiendaire à respecter la ‘stipulation pour autrui’ tout autant de. « gourous’ que celle d’authentiques humanistes ….(sans remise en cause systématique)
    La lecture , elle, permet à la fois d’absorber un message, et d’en réétudier à l’occasion d’une re-lecture, certaines composantes problématiques…Pour développer les aptitudes d’une ‘tête bien faite’ , il serait souhaitable de prôner la pratique cumulative des deux méthodes .

  5. Il est vrai que la lecture ne fait pas tout : comme l’article le rappelle, être illettrés n’empêchait nullement nos ancêtres d’être pourvus de réflexion, de bon sens et de capacités d’attention et de concentration. La transmission purement orale obligeait à l’attention et développait la mémoire. La différence majeure est que les jeunes des générations précédentes ne passaient pas 5 heures par jour sur des écrans et ne vivaient pas dans un environnement bruyant en permanence. Le zapping enlève toute faculté de concentration, le bruit fait que la parole qui transmet n’est plus qu’un son parmi d’autres qui ne mérite pas plus d’attention, le prédigéré de l’écran dissuade de l’effort de lecture et surtout ne développe pas l’imaginaire, contrairement à la lecture. L’absence de vision de nos dirigeants influencés par les pédagogistes de l’éducation nationale a contribué à ce désastre : bannissement du « par coeur » aidant au développement de la mémorisation (Claude Allègre vantant l’inutilité d’apprendre les tables de multiplication vu l’introduction des calculatrices) et omniprésence des écrans remplaçant stylos et cahiers ( Hollande décrétant la fourniture de tablettes à tous les collégiens).

  6. Est-il nécessaire de lire beaucoup pour être un bon professionnel, oui et non car parfois l’un comme l’autre s’en sorte très bien dans leur métier. Dans différents pays, j’ai eu toute sorte de cadres dans mes équipes avec parfois une personne cultivée et bardée de diplômes que se noyait dans un verre d’eau. Apprendre beaucoup de choses à l’école et dans les livres, c’est bien et savoir les utiliser c’est mieux.

  7. N’oubliez pas la création de l’imprimerie qui a grandement participé au développement de la lecture….

  8. Dans l’absolu, votre raisonnement est juste si tant est que l’alphabétisation reste tardive dans l’histoire et réservée à l’élite, jusqu’à récemment. Si l’on replace ce raisonnement dans une réalité contextuelle, la transmission avant l’imprimerie ne se limite pas à l’oral mais aussi par l’écrit grâce aux « lettrés ». Dans des temps où 90% de la population travaillait aux champs, l’illettrisme n’était pas rédhibitoire, mais dans une société technique, ça l’est, a fortiori dans une économie ouverte où le travail peu qualifié est délocalisé ou, bientôt, robotisé.
    Conclusion : nous avons le pire de deux situations, des gens peu instruits et très peu cultivés, incapables de raisonner avec discernement, et des secteurs productifs délocalisés qui ne les emploient plus. Je ne sais pas si nous étions formés pour avoir une bonne mémoire, mais ce que je sais, en revanche, je l’ai appris à 80% dans les livres et depuis ma plus tendre enfance.

  9. Il y a lire et lire !
    On ne lit pas que des livres : à tout âge, on lit aussi d’autres supports papier, du journal et de la revue aux modes d’emploi multiples et divers, aux notices de médicaments, aux recettes de cuisine… et on lit aussi, et de plus en plus, sur écran (à commencer par les articles de Boulevard Voltaire !) ou sur tablette : c’est plus facile d’accès, et souvent moins cher que la version papier – y compris, pour un même texte, où le téléchargement coûte en général moins qu’un livre de poche.
    Quant au plaisir de lire un « vrai » livre, et au risque de paraître atrocement réac : en tant que bibliophile, j’apprécie évidemment le texte, mais aussi le papier, la typographie, les illustrations, la reliure…
    Et on lit aussi, et de plus en plus, sur écran

  10. Merci madame de remettre constamment l’église au milieu du village, façon de parler bien sûr. Au passage je souffre énormément comme vous de la disparition de l’esprit critique dans tous les domaines. Pour moi rien n’est ni tout blanc ni tout noir, mais il est très difficile de le faire entendre aujourd’hui. Quant à la lecture c’est aussi un plaisir que j’aimerais faire découvrir à mes petits enfants.

  11. Peut-être mais nous n’étions pas là pour juger sur pièce. Certes la mémoire est primordiale et ce n’est malheureusement pas la qualité essentielle de nos gouvernants, ce qui montre bien qu’il faut non seulement la cultiver mais la faire croître. Or, ne semble vous en déplaire, le meilleur moyen pour ce faire c’est la lecture en complément de l’expérience car, grace aux multiples écrans quotidiens, chacun peut se rendre compte que l’image ne « marque » que très peu, d’une part parce qu’elle est fugace et virtuelle, d’autre part parce qu’elle n’ « imprime » que rarement. Ainsi pour accroitre ses connaissances et son savoir comme cultiver sa mémoire, rien de vaut un bon et bel livre qu’on lit, feuillette et relit autant de fois que l’on veut.

  12. Il faudrait rappeler que l’écrit n’est rien d’autre que de l’oral retranscrit sur papier. Mais pas n’importe quel oral : un oral solitaire, réfléchi, travaillé, distancié, argumenté, une voix intérieure en quelque sorte (cf. l’article). On a donc tort dans les deux cas d’opposer l’oral à l’écrit. L’écrit d’un sms, c’est de l’oral sans distance, une sorte d’interaction immédiate et sans intérêt. Le théâtre de Sophocle, c’est un oral particulier qui romp avec l’immédiateté des interactions quotidiennes. Son registre, c’est précisément le registre de l’écrit. Dans les faits de langue, on s’occupe davantage du discours que du support. Alors oui, retournons en Maternelle et proposons de l’écrit oralisé aux élèves encore non lecteurs au collège ! Mais alors, quelle dégringolade pédagogique abyssale !

  13. Chère Virginie si j’avais eu la chance de vous avoir comme prof de français je n’aurais sans nul doute pas eu besoin de passer tant de temps à lire tous les bouquins que par ailleurs j’ai eu le plaisir de lire. Mais comme ce ne fut pas le cas, j’ai eu la chance d’habiter près de la bibliothèque municipale.

  14. On ne voit pas en quoi lecture et mémorisation seraient antinomiques. Et pour mémoriser une oeuvre littéraire par exemple, encore faut-il être mis en contact avec celle-ci. Ce qui peut difficilement se faire à l’oral … Quand un professeur de lettres en vient à regretter l’époque où l’illettrisme était la règle, on constate une fois de plus qu’on marche sur la tête …

  15. Je comprends votre argument mais la tradition orale était importante quand les interlocuteurs pouvaient être des puits de science mais maintenant ce sont des puits d’ignorance parlant en onomatopées qui ne sont guère susceptibles d’attiser la mémoire hélas

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