[UNE PROF EN FRANCE] Ma motivation pour rester dans ce « panier de crabes » ?

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Je lis toujours avec intérêt vos commentaires. Certains d’entre vous sont des commentateurs fidèles et assidus. Syclams est l’un des plus prolixes et ses remarques sont toujours intéressantes, Anne Aurore Angélique me réconforte par le regard positif qu’elle pose toujours sur mes articles, Ravi au lit nous ravit de son humour, comme Évariste. Les autres vont et viennent, nous racontent des anecdotes éclairantes et pertinentes, laissent paraître leur agacement. C’est plein de vie et de réflexion.

Une question a attiré mon attention, cette semaine. Loulou17 écrit : « À moins d’être proche de la retraite, qu’est-ce qui vous motive encore et toujours pour rester dans ce panier de crabes ? » Je ne suis pas proche de la retraite. Si elle existe encore dans quelques années, disons que j’en suis aussi proche que de mon entrée dans le métier… Encore une grosse vingtaine d’années. Mais d’ici là, nous chercherons le sens de ce mot dans un dictionnaire ou un livre d’histoire. Alors, qu’est-ce qui me motive, malgré la lucidité qui me fait voir les défauts du système et entrevoir peut-être certaines de leurs causes sous-jacentes ? C’est une question que je me pose souvent…

Ce qui me motive à me lever le matin, quand je dois aller faire cours dans mon collège de troisième zone, c’est H., une jeune fille sérieuse et appliquée qui a surpris ses parents en leur demandant d’intégrer, l’an prochain, un lycée militaire pour y recevoir une vraie formation et devenir pilote d’hélicoptère, et qui leur a exprimé son regret de n’avoir pas pris latin. C’est S., un garçon turbulent qui a dit, à la fin du dernier cours de français : « C’est déjà fini ? Je n’ai pas vu l’heure passer ! » C’est L., qui apprend ses cours et progresse malgré W. qui interrompt sans cesse le cours et E. qui envoie des bouts de gomme à ses voisins. C’est L., J. et M. qui s’investissent à 300 % dans les activités qu’on propose et sacrifient leurs récréations pour m’aider à vendre les chocolatines qui feront peut-être baisser de quelques euros le prix du voyage que j’organise pour eux en Italie. C’est M. qui, malgré sa dyslexie, fait de moins en moins de fautes aux dictées que l’on organise une semaine sur deux. C’est K. qui, après deux ans de quasi-déscolarisation, revient en cours chaque jour et essaie de faire ce qu’il peut. En début d’année, il rendait presque toujours copie blanche et aujourd’hui, il répond à plus de la moitié des questions. C’est M. et L. qui ont maintenant compris ce qu’est la fonction d’un mot et, donc, comment s’organise une phrase, et font le lien avec les autres langues européennes. C’est L. et A. qui ont appris ce qu’étaient le théâtre classique et l’esthétique romantique malgré l’incurie de certains de leurs camarades. Ce qui me motive, ce sont les humains que j’ai en face de moi, avec leurs doutes, leurs peurs, leurs défauts, mais également leur unicité, leur vitalité et leurs efforts.

Ce qui me motive, c’est aussi l’espoir que certains de ces jeunes placent encore naïvement dans l’école pour leur assurer un avenir et leur donner une vraie formation. C’est le fait que certains jouent leur vie pour une note, et qu’on doit leur donner les moyens de réussir les évaluations, quoi qu’on en pense et qu’on en sache, vu qu’ils n’ont pas la possibilité de changer les règles du jeu. C’est une sorte de fidélité d’un autre âge à la notion de service et de bien commun, auprès de ces enfants qui ne sont pas responsables de la gabegie généralisée ni de la malhonnêteté profonde d’un système dans lequel on les a placés malgré eux. C’est la détresse de certains parents qui comptent sur nous pour faire ce qu’ils ont conscience de n’avoir pas les moyens de faire. C’est aussi le plaisir de parler de Baudelaire ou de Victor Hugo à 8 heures du matin, au lieu de parler de bénéfices, de factures ou de bilan comptable. C’est, enfin, l’idée absurde mais persistante de servir de maigre et fragile étai pour protéger ces enfants de l’effondrement général dont ils ne sont pas la cause.

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Virginie Fontcalel
Professeur de Lettres

Vos commentaires

43 commentaires

  1. Merci pour votre émouvante déclaration.
    Je dois cependant vous faire remarquer, Chère Virginie Fontcalel, que « parler de Victor Hugo ou de Baudelaire au lieu de parler de bénéfices , de factures et de bilan comptable » (!) …. ne contribuera certainement pas à les  » protéger de l’effondrement général dont ils ne sont pas la cause  » !!!!

  2. Madame, on ne peut que retirer son chapeau et vous saluer bien bas, même s’il ne comporte pas le panache de Cyrano. Votre hymne à votre vocation de « servir » remue au plus profond de mon âme les souvenirs de ma jeunesse scoute. Merci.

  3. C’était un des plus beaux métiers: transmettre le savoir à des enfants, c’est l’un des métiers que je ne voudrais pas exercer actuellement pour rien au monde, avec aussi celui de policer et gendarme, gardien de détenus, voire pompier enfin tout ce qui peut représenter de près ou de loin l’autorité de l’état aux yeux des bas du front de LFI et des racailles de certaines citées.

  4. Comme c’est vrai…
    J’avais remplacé au pied levé un prof dans un établissement technique (je ne suis pas prof, j’avais gardé mon activité libérale en parallèle). Parmi les élèves, il y avait un garçon très limité intellectuellement. Comme je m’en occupais plus particulièrement, il m’avait dit « Non, ce n’est pas la peine, je sais que je suis incapable d’avoir mon bac. Pourtant, ma seule chance d’emploi, c’est dans une Administration publique, et il me faut le bac pour ça ».
    J’ai réussi à le convaincre qu’il en était capable. Résultat : toute la classe a eu son bac, lui compris. La satisfaction ressentie n’est pas la petite vanité d’avoir 100% de réussite (le bac n’est vraiment pas difficile aujourd’hui) mais de savoir que mon temps passé après les cours pour aider ce garçon, surtout psychologiquement, lui a permis de lui assurer un avenir professionnel. Ca, c’était le plus important.

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